Le juge administratif dispose d’un pouvoir d’appréciation pour enjoindre ou non la rétrocession du bien illégalement préempté
L’annulation juridictionnelle d’une décision de préemption n’a pas d’effet direct sur la vente entre le vendeur et le titulaire du droit de préemption si elle a été conclue pendant la procédure juridictionnelle. Pour éviter que l’annulation de la décision de préemption reste sans effet concret, le Conseil d’Etat avait posé, de façon prétorienne, une obligation de proposer le bien illégalement préempté à l’acheteur puis au vendeur (CE, Sect., 26 février 2003, M. et Mme Bour, rec. p. 59 ; CE Sect., 19 décembre 2008, Pereira dos Santos Maia, req. n° 293853, publié au recueil). En effet, pour lui, « l’annulation par le juge de l’excès de pouvoir de l’acte par lequel le titulaire du droit de préemption décide d’exercer ce droit emporte pour conséquence que ce titulaire doit être regardé comme n’ayant jamais décidé de préempter ; qu’ainsi, cette annulation implique nécessairement, sauf atteinte excessive à l’intérêt général appréciée au regard de l’ensemble des intérêts en présence, que le titulaire du droit de préemption, s’il n’a pas entre temps cédé le bien illégalement préempté, prenne toute mesure afin de mettre fin aux effets de la décision annulée ».
Ce dispositif jurisprudentiel a été en partie repris à son compte par le législateur, à travers l’article L. 213-11-1 du code de l’urbanisme issu de la loi ALUR du 24 mars 2014. De façon contestable, le législateur a inversé l’ordre de proposition du bien illégalement préempté. Surtout, il n’a pas repris à son compte la réserve d’une éventuelle atteinte à l’intérêt général. Selon cet article L. 213-11-1 : « Lorsque, après que le transfert de propriété a été effectué, la décision de préemption est annulée ou déclarée illégale par la juridiction administrative, le titulaire du droit de préemption propose aux anciens propriétaires ou à leurs ayants-cause universels ou à titre universel l’acquisition du bien en priorité. » L’emploi de l’indicatif « propose » semblait laisser bien peu de marge de manœuvre à l’administration.
La question était donc posée de savoir si la prise en compte d’un intérêt général permettait ou non au titulaire du droit de préemption de ne pas proposer le bien illégalement préempté au vendeur et à l’acquéreur et donc de ne pas le rétrocéder.
Trois arrêts du 28 septembre 2020 du Conseil d’Etat rétablissent la prise en compte de l’intérêt général pour apprécier la rétrocession ou non du bien. Pour le Conseil d’Etat, qui fait une synthèse de l’article L. 911-1 du code de justice administrative relatif à l’injonction, de l’article L. 213-11-1 du code de l’urbanisme sur la rétrocession et de son ancienne jurisprudence : « il appartient au juge administratif, saisi de conclusions en ce sens par l’ancien propriétaire ou par l’acquéreur évincé et après avoir mis en cause l’autre partie à la vente initialement projetée, d’exercer les pouvoirs qu’il tient des articles L. 911-1 et suivants du code de justice administrative afin d’ordonner, le cas échéant sous astreinte, les mesures qu’implique l’annulation, par le juge de l’excès de pouvoir, d’une décision de préemption, sous réserve de la compétence du juge judiciaire, en cas de désaccord sur le prix auquel l’acquisition du bien doit être proposée, pour fixer ce prix. A ce titre, il lui appartient, après avoir vérifié, au regard de l’ensemble des intérêts en présence, que le rétablissement de la situation initiale ne porte pas une atteinte excessive à l’intérêt général, de prescrire au titulaire du droit de préemption qui a acquis le bien illégalement préempté, s’il ne l’a pas entre-temps cédé à un tiers, de prendre toute mesure afin de mettre fin aux effets de la décision annulée et, en particulier, de proposer à l’ancien propriétaire puis, le cas échéant, à l’acquéreur évincé d’acquérir le bien, à un prix visant à rétablir, sans enrichissement injustifié de l’une des parties, les conditions de la transaction à laquelle l’exercice du droit de préemption a fait obstacle. »
Les trois affaires permettent d’illustrer le contrôle du juge administratif.
Dans l’affaire Ville de Paris, la décision de préemption avait été annulée, ainsi que le refus de proposer le bien. Mais, la question du prononcé d’une injonction de le proposer restait en débat. Le Conseil d’Etat censure l’arrêt de la cour administrative d’appel de Paris qui avait exigé l’existence d’un motif impérieux d’intérêt général et, en son absence, avait enjoint la rétrocession d’un bien illégalement préempté. Au fond, le Conseil d’Etat refuse d’enjoindre la rétrocession du fait des circonstances de l’espèce : bail conclu par la ville de Paris sur le bien, travaux de construction et de réhabilitation, conclusion de baux dans l’immeuble, intérêt général du logement social, tardiveté de la contestation de la décision de préemption effectuée par un contribuable municipal et motif de l’annulation de la décision de préemption. Le Conseil d’Etat en conclut que : « Compte tenu de l’ensemble de ces éléments, la revente de ce bien à la société requérante, qui remettrait en cause la vocation sociale des logements créés, porterait à l’intérêt général une atteinte excessive qui ne serait pas justifiée par l’intérêt qui s’attache à la disparition des effets de la décision annulée » (CE, 28 septembre 2019, Ville de Paris, req. n° 436978, publié au recueil).
Dans l’affaire Département de la Loire Atlantique, le droit de préemption exercé était le droit de préemption sur les espaces naturels sensibles. Son régime est donc assimilé à celui du droit de préemption urbain. Le Conseil d’Etat a approuvé la cour administrative d’appel de ne pas avoir enjoint le rétrocéder le bien, compte tenu de la nécessité de la préservation des milieux naturels et de la sauvegarde du patrimoine historique local, de l’annulation de la décision de préemption pour insuffisance de motivation et de l’absence de réalité de l’intention du requérant d’ouvrir le site au public (CE, 28 septembre 2020, Département de la Loire Atlantique, req. n° 430951, mentionné aux tables).
Enfin, dans l’affaire Commune de Montagny-lès-Beaune, à l’inverse, le Conseil d’Etat a approuvé l’injonction de rétrocession au regard de la consistance du bien préempté (une maison d’habitation) et l’absence de travaux modifiant substantiellement l’immeuble (CE, Commune de Montagny-les-Beaune, req. n° 432063, mentionné aux tables).
A noter, de façon incidente, que l’arrêt Département de la Loire Atlantique refuse de transmettre au Conseil constitutionnel une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) portant sur la violation par les dispositions relatives au droit de préemption du droit de propriété et de la liberté contractuelle.
Les arrêts commentés montrent que le juge de l’injonction prend en compte l’intérêt général à la base de la décision de préemption, logements sociaux ou préservation des milieux naturels, alors que cette décision a été annulée. De même, ces arrêts tiennent compte du motif de l’annulation de la décision de préemption, alors que la loi évoque l’annulation de ces décisions, sans nuancer entre des vices plus ou moins importants. Enfin, ces arrêts se montrent sensibles au projet de l’acquéreur évincé, alors qu’un tel projet dont l’acheteur n’a pas à justifier et qu’il a encore moins à respecter, ne devrait pas être pris en compte pour apprécier la portée de l’obligation pour l’administration de tirer toutes les conséquences de l’annulation de ses actes illégaux.
Ainsi, le prononcé d’une injonction, d’acte purement mécanique consistant à expliquer à l’administration les mesures à prendre en exécution d’une décision d’annulation de ses actes, se transforme en opération complexe ou l’opportunité semble bien présente. Cette prise en compte de l’intérêt général permet de neutraliser à la fois l’annulation juridictionnelle d’une décision de préemption et l’indicatif du nouvel article L. 213-12 du code de l’urbanisme. Il est illégal de refuser de proposer un bien illégalement préempté (Cf. l’arrêt Ville de Paris), mais le juge administratif refuse d’enjoindre l’administration d’en tirer toutes les conséquences.
Benoît JORION
Avocat à la Cour d’appel de Paris
Spécialiste en droit public