Réalité du projet poursuivi par une décision de préemption. Exemples de projets insuffisamment réels
La jurisprudence exige que les titulaires du droit de préemption urbain puissent justifier, à la date de la préemption, « de la réalité d’un projet d’action ou d’opération d’aménagement répondant aux objets mentionnés à l’article L. 300-1 du code de l’urbanisme, alors même que les caractéristiques précises de ce projet n’auraient pas été définies à cette date » (CE, 7 mars 2008, Commune de Meung-sur-Loire, req. n° 288371, publié au recueil).
Les projets sont apparus comme insuffisamment réels dans les cas suivants :
Maintien de commerces : « 6. Il ressort des termes de la décision attaquée par laquelle le maire de Noisy-le-Grand a fait usage du droit de préemption, qu’elle repose sur la circonstance que le bien en cause est occupé en rez-de-chaussée par deux commerces de coiffeur pour homme et de tabac-presse, que ce type de commerce contribue à la dynamique commerciale des quartiers et qu’il est impératif de maintenir le commerce en rez-de-chaussée dans cet îlot du secteur de la Varenne. Cette motivation ne renvoie à aucun objectif ou orientation d’un document d’urbanisme, ne fait état d’aucun document ou étude justifiant la réalité d’un projet d’action ou d’aménagement, même encore imprécis, au sens des dispositions précitées du code de l’urbanisme. Par suite, la SCI PPI est fondée à soutenir que la décision attaquée méconnaît les dispositions précitées du code de l’urbanisme et à en demander l’annulation » (CAA Versailles, 24 juin 2022, commune de Noisy-le-Grand, req. 20VE01875).
Parcelle au sein d’un ilot à aménager : « Il ressort des pièces du dossier que l’étude de cadrage urbain dont se prévaut la métropole de Lyon, réalisée le 29 août 2017 et réactualisée jusqu’au 4 juin 2018, souligne le morcellement de cet espace à usage économique et d’habitation et suggère plusieurs hypothèses de réaménagement urbain de cet ensemble. En premier lieu, cette étude suggère d’améliorer la desserte de l’îlot, qui fonctionne en impasses, en vue de limiter la coupure urbaine qu’il représente, ainsi que son accessibilité aux modes de déplacement doux. Lors de réunions qui ont suivi l’étude de cadrage en juin et juillet 2018, la métropole de Lyon a repris cet objectif d’amélioration du maillage interne via notamment la prolongation des impasses. Il ne ressort toutefois ni de cette étude, ni des comptes rendus de ces réunions de la métropole de Lyon, que la parcelle d’assiette du bien préempté se trouve sur un axe de circulation à créer. En deuxième lieu, aux termes des mêmes documents, un objectif d’amélioration du potentiel de rayonnement économique de la zone a été identifié. Il est envisagé notamment de développer la programmation économique à l’Est de l’îlot et de conserver le résidentiel et l’ambiance de faubourg à l’Ouest de l’îlot. La parcelle litigieuse, au Nord de l’îlot, n’est identifiée qu’une fois dans l’un des nombreux schémas présents dans l’étude dans ses différentes versions, comme possible « enjeu d’extension de périmètre identifié comme mutable aux parcelles voisines pour faciliter les opportunités de projet ». Pour le reste, cette parcelle n’apparait pas comme se situant à un endroit stratégique pour la réalisation d’un scénario envisagé et les objectifs poursuivis, et la rue qui la dessert n’est d’ailleurs pas mentionnée dans la synthèse littéraire de l’étude, ni dans les comptes rendus de réunions de la métropole de Lyon. En troisième lieu, si la métropole de Lyon se prévaut de ce qu’elle a exercé son droit de préemption sur d’autres parcelles situées dans cet îlot, celles-ci se trouvent au Sud-Est de l’îlot, identifié par l’étude de cadrage comme une zone de morcellement parcellaire et de mutabilité. La parcelle en cause est isolée de cette zone, notamment par des bâtiments d’habitation collectifs, et la circonstance qu’elle est de plus petite taille que les parcelles voisines n’en fait pas pour autant une parcelle isolée au sein de « fonciers voisins à vocation économique ». En dernier lieu, la seule circonstance que la parcelle se trouve dans le périmètre de l’îlot ayant fait l’objet d’une étude démontrant la nécessité d’une intervention foncière de la commune ne suffit pas à démontrer la réalité d’un projet d’action ou d’opération d’aménagement concernant la parcelle objet du présent litige, dès lors que le rattachement de cette parcelle au projet global dont la métropole de Lyon se prévaut n’est pas établi. A cet égard, contrairement à ce que soutient la métropole de Lyon, la circonstance que, le 13 novembre 2018, elle n’a pas donné suite à l’offre d’achat de gré à gré de la parcelle en litige, que ses propriétaires lui avaient faite le 18 septembre précédent, est un indice de ce que l’étude de cadrage dont elle se prévaut et qui avait été réalisée antérieurement, ne l’identifiait pas comme stratégique pour la réalisation des objectifs définis. Eu égard à ces différentes considérations, la métropole de Lyon ne justifie pas de ce qu’à la date de l’acte contesté, elle disposait réellement d’un projet répondant aux conditions fixées par les articles L. 210-1 et L. 300-1 du code de l’urbanisme, englobant la parcelle litigieuse » (CAA Lyon, 18 octobre 2022, Métropole de Lyon, req. n° 21LY01094).
Création d’un espace culturel : « 5. La décision est motivée par « la mise en place et la sauvegarde du patrimoine historique de la commune…, la mise en œuvre du développement touristique par la création d’espaces culturels, musée de la vigne et du vin et de manufacture textile… , le maintien et l’extension des activités économiques liées au produit du terroir par location de la cuverie existante, l’aménagement urbain de cœur du village afin de développer les activités de loisir (salles des fêtes pouvant recevoir des manifestations culturelles à vocation intercommunales aux normes d’accessibilité exigées par la loi – parking désengorgeant les rues du village – salles réservées aux associations culturelles et sportives du village.., l’aménagement de locaux municipaux adaptés et fonctionnels, notamment pour les services techniques. La superficie préemptée permet d’envisager la réalisation des projets urbains ci-dessus cités sur plusieurs années…. La priorité sera donnée dès 2019 à l’aménagement d’une salle des fêtes aux normes… de locaux municipaux fonctionnels pour les services techniques et d’un parking avec matérialisation de places adaptées… ». Il résulte des termes mêmes de la motivation adoptée que la commune ne justifiait à la date de la décision attaquée de la réalité d’aucun projet d’action ou d’opération d’aménagement répondant aux objets mentionnés à l’article L. 300-1 du code de l’urbanisme, dès lors que compte tenu de la multiplicité des objectifs invoqués, elle ne précise l’existence d’aucun projet suffisamment précis et identifié, lequel ne ressort pas davantage des autres pièces du dossier, les études préalables présentées par la commune ne concernant en effet que d’autres projets que ceux afférents au bien en litige qui ne peuvent justifier la décision en cause, et l’étude du conseil d’architecture, d’urbanisme et d’environnement de l’Aude étant postérieure à la décision de préemption » (CAA Marseille, 9 février 2022, commune de Roquecourbe-Minervois, req. n° 20MA01172).
Politique de la ville, dans un cas de renonciation postérieure à préempter, sans justification : « 6. Si la décision contestée mentionne la délibération du conseil de territoire du 31 janvier 2017 instituant le droit de préemption urbain territorial sur la commune de Saint-Denis et décidant de l’appliquer à certains ilots dont celui où se trouve l’immeuble concerné, relève que plusieurs quartiers, dont le quartier « Plaine Trezel C », ont été retenus par le décret n° 2014-1750 du 30 décembre 2014 fixant la liste des quartiers prioritaires de la politique de la ville dans les départements métropolitains, précise que les opérations réalisées dans le cadre du Nouveau programme national de renouvellement urbain contribuent à la mise en œuvre des orientations n° 1 « avoir une offre de logements diversifiée pour répondre au besoin des habitants » et n° 4 « poursuivre la requalification » du programme local d’habitat communautaire 2016-2020 et rappelle que l’expropriant doit disposer d’un parc de logements relai, dont le logement préempté, afin de reloger les locataires, ces considérations générales ne sont pas, en l’absence d’autres précisions, de nature à établir que l’établissement public territorial Plaine Commune participerait, à la date de la décision, à la politique locale de l’habitat et disposerait en l’espèce d’un projet précis, alors qu’il a au demeurant renoncé à la préemption sans en justifier et sans y recourir de nouveau. Il en résulte que l’établissement public ne justifiait pas, à la date de la décision de préemption litigieuse, de la réalité d’un projet entrant dans les prévisions des articles L. 210-1 et L. 300-1 du code de l’urbanisme » (CAA Paris, 14 avril 2022, SCI Saint-Denis 1, req. n° 21PA03489).
Benoît Jorion
Avocat à la Cour d’appel de Paris
Spécialiste en droit public